La vivencia et la rencontre par Carlos Garcia

Dans le système Biodanza, nous travaillons avec des vivencias, mais nous ne comprenons pas toujours ce que nous voulons dire avec cela. Si nous demandons à quelqu’un, qu’est-ce qu’une vivencia ? Il répondra sûrement avec un autre concept : « c’est une expérience ». Ceci réside dans la difficulté, pour ne pas dire l’impossibilité, d’exprimer de façon verbale ou conceptuelle, le moment présent.

L’exposé de l’expérience est toujours, histoire. Et quand nous parlons d’histoire, nous croyons que nous parlons de faits, mais ce n’est pas ainsi. « Il n’existe pas de faits, mais que des interprétations », nous dit Nietzsche. L’expérience est essentiellement ceci,  l’exposé des faits que nous croyons – interprétons – qu’ils nous sont arrivés.

La vivencia est autre chose. C’est l’acte d’être ici, présent. Et pour que cela se produise, il faut une condition spéciale : avoir confiance. Il faut avoir confiance en la vie, être ouvert et s’abandonner sans préjugés. La vivencia se passe dans ces moments où nous nous déconnectons de l’expérience qui nous conditionne avec la force de gravité du prévu, c’est-à-dire historique. A partir de l’expérience nous prévoyons, nous présentons, nous préjugeons, avant de vivre. L’expérience nous rend en même temps prophètes « Sûrement qu’il va m’arriver la même chose qu’avant » et exégètes « Tu vois, je savais que ceci allait m’arriver ».

Pour vivencier, il faut rompre avec l’histoire, c’est-à-dire entrer dans une autre temporalité. Le temps de la vivencia est le présent, mais dire présent à partir de la consciente n’est pas la même chose qu’être présent. La conscience est représentation de la réalité. Par contre, dans la vivencia nous sommes le présent. La caresse, le geste, la danse et la rencontre se font sans-pour-quoi. Si nous regardons les yeux de quelqu’un, il importe peu qu’il soit connu, ce qui importe est que nous le voyons pour la première fois.

Bon, rompre avec l’histoire ne signifie pas nier ou détruire l’expérience, mais la mettre dans son contexte. L’expérience reste importante dans l’exposé et la transmission de la connaissance, dans le domaine historique et la formation de la culture. Dans la création cependant, l’expansion de la perception et surtout dans l’amour, l’expérience finit par être plus un poids qu’un support, ou comme l’exprimait avec la sagesse de la rue un vieux boxeur : « L’expérience est un peigne qu’on te donne quand tu es déjà coiffé ».

Nous pouvons dire, de plus, que l’expérience a une énorme densité. Elle nous pèse physiquement, elle se sent dans les épaules comme si nous chargions un sac à dos qui n’en finissait pas de se remplir. L’expérience est grave. La vivencia, par contre, est de l’ordre de la légèreté. Même celle qui nous submerge dans les plus profonds abîmes personnels est légère. C’est, comme le disait Kundera, l’insoutenable légèreté de l’être. Non pas la légèreté comme synonyme d’inconsistance, mais comme le voyait Paul Valéry quand il parlait de la profondeur et nous disait : « Le plus profond est la peau ». Pour finir encore, l’expérience est non seulement grave mais est étendue. C’est une durée dans le temps, une pérennité, une mémoire. Les vivencia sont, par essence, brèves ; ce sont des instants concentrés de vie, de petites perles d’éternité.

Dans l’écho de la voix de Krisnamurti (Commentaires sur la vie) nous entendons encore ceci : « Dans l’état de vivencia, il n’y a ni expérimentateur, ni expérimenté. L’arbre, le chien et l’étoile du soir ne peuvent être expérimentés par l’expérimentateur ; ils sont le mouvement même de la vivencia. Il n’y a pas de séparation entre l’observateur et l’observé; il n’y a pas de temps, il n’y a pas d’intervalle spatial pour que la pensée s’identifie à elle-même.

La pensée est complètement absente, mais il y a l’être.

Cet état d’être ne peut être pensé ou médité, ce n’est pas une chose qui peut être réalisée. L’expérimentateur doit cesser d’expérimenter, et alors il y a seulement l’être. Dans la tranquillité de son mouvement est l’intemporel. »

Quand j’ai connu la Biodanza, il y a trente ans, ce fut ce qui m’a ému, même sans l’avoir compris alors. Cela me surprit et encore aujourd’hui cela m’émerveille que le temps change entre le début et la fin de la session, que dans certains exercices je suis ému mais sans souvenir historique de ce qui est arrivé, en d’autres mots, en transe. Et ceci se passe simplement parce que la Biodanza est un système qui travaille avec l’induction de vivencias. Le facilitateur de Biodanza utilise trois éléments dans ce but : la musique qui stimule l’émotion, le mouvement qui ouvre la porte à l’expression et la consigne avec laquelle le facilitateur définit le sens de l’exercice mais surtout facilite la rupture avec l’expérience et permet ainsi de s’ouvrir au nouveau, c’est-à-dire de vivencier.

Certainement quelqu’un pourrait demander : Mais est-ce que c’est thérapeutique ? La réponse est : oui et beaucoup. Pourtant d’une perspective différente de la tradition thérapeutique en travaillant sur les aspects sains des personnes, la vitalité, l’érotisme, la créativité, la tendresse et la transcendance. La succession des vivencias génère chez le participant de Biodanza un processus progressif d’intégration.

Au début, intégration entre émotion et action ou expression. Puis peu à peu l’intégration peut atteindre des niveaux plus complexes, plus profonds où nous nous approchons de l’être que nous sommes.

J’ai commencé en disant que la vivencia, pour se produire, demande un acte de confiance et c’est ici que nous arrivons au centre du système Biodanza : l’affectivité. L’amour est l’unique élément qui facilite l’acte miraculeux d’avoir confiance. Le Professeur de Biodanza sait que le noyau générateur du phénomène humain est l’affectivité. Il sait en même temps que la cause de presque tous nos troubles existentiels est la carence affective. Notre expérience, notre histoire est signée par la blessure affective la plus grande ou la plus petite, blessure qui nous a amené à ne plus faire confiance à rien, et surtout à nous-même. Ainsi, la Biodanza est un système d’intégration affective, non une thérapie corporelle. Ce n’est pas le corps en tant qu’objet de traitement qui est l’axe du système Biodanza, mais la tendresse, la caresse, la créativité et la rencontre réincorporées dans un être qui  s’est souvent transformé en un corps vide de lui-même. L’amour, la tendresse ou l’affectivité ne sont pas dans le corps, mais entre deux ou plusieurs corps qui se rencontrent.

Maintenant nous pouvons comprendre la définition classique de la Biodanza de Rolando Toro qui nous paraît souvent très technique : la Biodanza est un système d’intégration affective, de rénovation organique et de réapprentissage des fonctions originaires de vie, qui fonctionne par l’induction de vivencias intégrantes par la musique, la danse et des exercices de communication en groupe. Bien sûr nous la comprenons, mais nous resterons certainement avec une autre définition de Rolando, plus simple mais sans doute plus profonde: la Biodanza est une poétique de la rencontre humaine

Carlos Garcia