Passion: le chemin de l’extase
par Raul Terrén
L’extase implique la sensation d’être intensément vivant, ce qui nous arrive peu souvent dans la vie. C’est une vivencia d’embellissement, d’enchantement, de plaisir profond et de bonheur qui peut être associée à différentes expériences humaines: le chemin mystique, la sexualité, la danse, la poésie, la musique, le contact avec la nature, la création artistique et scientifique, les voyages, la communion affective des liens profonds comme d’une mère à son fils et y compris l’amitié intime. L’extase est souvent unie avec la passion, un mot qui génère de nombreuses polémiques à cause de ses utilisations et de ses significations multiples, souvent opposées. Dans notre culture, être passionné est merveilleux et pourtant nous croyons aussi que nous laisser emporter par les passions est un grand risque.
Tant Jésus que Dionysos parièrent sur la passion et dédaignèrent les dangers. L’un représente la pure spiritualité et l’autre la sexualité effrénée, placés à des extrêmes opposés, ils se ressemblent pourtant par l’intensité. La passion de Jésus-Christ et la vie passionnée de Dionysos ne semblent pas avoir la même signification. Pourtant l’enthousiasme, la recherche de l’extase les rend frère. Dans l’intensité, les limites s’estompent, les atmosphères se fondent : le sacré devient profane et le profane devient sacré. La distinction même n’a plus de sens.
La passion spirituelle des mystiques chrétiens comme Sainte Thérèse de Jésus ou Saint Jean de la Croix ne semble pas être si éloignée des orgasmes mondains des amoureux. Pour les mystiques l’ascétisme et pour les dionysiaques l’orgie semblent être deux chemins parallèles d’accès à l’extase. Comment est-ce possible ? Comment deux chemins apparemment si opposés peuvent amener au même destin ? Le paradoxe est qu’ils se rejoignent non dans l’infini, mais dans cette terre – vie, dans l’expérience de l’extase.
La légende d’Éros et Psyché aborde aussi cette dualité. Éros l’amour et Psyché l’âme ; le sentiment et la pensée, deux chemins qui sont nécessaires et se fécondent réciproquement. Quand ils sont séparés, nous pouvons avoir des expériences satisfaisantes mais limitées : des plaisirs limités, des pensées ternes ; réunis, intégrés, ils peuvent nous conduire à l’extase.
Il y avait une fois un Roi qui avait trois filles. Il avait réussi à en marier deux mais pas Psyché, la troisième parce qu’elle était belle et que personne ne se décidait à la conquérir. La vénération qu’éveillait sa beauté arriva aux oreilles d’Aphrodite, éveillant sa jalousie et son envie : Comment une mortelle pouvait-elle être aussi admirée qu’elle ? Le Roi préoccupé décida de consulter l’oracle. Aphrodite convainquit Apollon qu’il lui permettre d’y répondre. De cette façon, elle dit au père de Psyché que sa fille devrait se marier avec un monstre. Obéissant à l’oracle, le Roi amena sa fille au sommet d’une montagne et Aphrodite, poursuivant son plan, envoya son fils Éros pour qu’il lance une flèche à Psyché lorsque celle-ci verrait l’animal si horrible qui passerait par là.
A partir de là, le mythe a pris différentes formes : dans certaines, Éros, en voyant la belle mortelle resta pétrifié comme s’il avait reçu sa propre flèche, dans d’autre il fut vraiment touché par erreur par sa flèche. En tout cas, Éros tomba amoureux de Psyché et comme il craignait la colère de sa mère il décida de cacher cet amour. Pour cela, il demanda au Dieu du vent qu’il emmène Psyché endormie à son palais et elle se réveilla là entourée de servantes et de gardes qui lui informèrent que son maître reviendrait la nuit tombante. Celui-ci arriva quand il fit déjà une nuit obscure et se présenta devant elle, lui disant qu’il était son mari, que bien qu’il ne fût pas un monstre elle ne pourrait le voir, mais qu’elle devait l’accepter et se confier à lui. Elle accepta et ils vécurent heureux sans qu’elle ne se doute que son mari était un Dieu et encore moins qu’il s’agissait de Éros en personne. Les sœurs de Psyché, ayant entendu parler du succès de celle-ci, décidèrent d’aller lui rendre visite. Elle leur raconta l’histoire de sa romance et les couvrit de cadeaux, justifiant l’absence de son mari en disant qu’il était un voyageur de commerce. Des mois plus tard, ses sœurs revinrent lui rendre visite et elle, oubliant l’explication antérieure, leur dit que son mari était un professeur et qu’il donnait des cours et que pour cela elle ne pouvait le leur présenter. Les sœurs commencèrent à avoir de soupçons. Par envie et par souci, elles lui dirent que si elle ne devait pas le connaître c’était parce qu’il était le monstre que l’oracle lui avait destiné. Elles lui conseillèrent de s’en occuper et de vérifier qui était son mari. Cette nuit, alors qu’Eros dormait à ses côtés, Psyché, violant l’accord qu’ils avaient, alluma une lampe à huile et craignant se trouver avec un être horrible, découvrit au contraire que son mari était l’homme le plus beau que l’on puisse imaginer. Sans le vouloir, une goutte d’huile de la lampe tomba sur l’épaule d’Eros et le réveilla. Là il dit qui il était : le Dieu de l’Amour. En même temps il lui dit qu’il devait l’abandonner pour toujours parce qu’elle n’avait pas respecté son serment. Psyché décida de récupérer l’amour d’Eros à n’importe quel prix et décida d’aller voir Aphrodite qui ne put refuser de leur donner une opportunité car elle savait qu’Eros l’aimait intensément. Elle résolut le dilemme en exigeant de Psyché la réalisation de trois épreuves qu’elle jugeait impossibles pour une mortelle. Cependant, tous les éléments, les personnes, les animaux collaborèrent avec la jeune fille émus par l’amour qui l’animait et l’aidèrent à réaliser les épreuves qui lui furent exigées par Aphrodite. Quand, finalement, ils purent s’aimer librement, Éros et Psyché se marièrent et en peu de temps eurent une fille qui s’appelle Extase. Qu’est-ce que cela veut dire que l’extase soit une femme ? Étant donné qu’une fois qu’elle fut née, les autres extases ou ses ovules – fils, étaient déjà en elle. Avec l’arrivée de la première expérience d’extase, nous avons déjà le chemin des suivantes parce qu’elles sont en puissance dans la première. Il est évident que la passion de Psyché pour Éros a signifié un sacrifice, vaincre les obstacles que lui imposa sa belle-mère Aphrodite.
Sacrifice : office sacré, le chemin des religieux. Que c’est paradoxal !
De paradoxe en paradoxe, revenons à Dionysos, symbole de l’extase « profane » par excellence, de la passion effrénée, l’ébriété, l’orgie. Comment ses habitudes pourraient nous amener à un lieu sacré, de quelle extase nous parlent-elles ?
Bien, notre Dionysos peu svelte fut le mari le plus envié de l’Olympe. Il se maria à Ariane qui fut abandonnée par l’apollinien Thésée et ils furent le couple le plus heureux. On dit qu’ils ne se disputèrent jamais.
Dionysos par les sens comme Socrate par la pensée furent deux révolutionnaires qui approfondirent l’expression de nos possibilités humaines. La passion appliquée au désir et la passion appliquée à la connaissance.
A Socrate, le passionné de la pensée, les hommes lui donnèrent la mort, comme ils le firent également pour Jésus-Christ ; par contre, Dionysos, le passionné des sens, les dieux l’invitèrent à vivre dans l’Olympe.
Dans le labyrinthe de l’existence humaine il y a des portes infinies et par elles de nombreux chemins, et parmi eux un qui nous amène à la Croix, un autre à la Ciguë et un autre aussi à l’Olympe.
Comment choisir si ce qu’il y a de l’autre côté de la porte sera toujours un mystère avant de l’ouvrir et souvent c’est seulement une porte interne du labyrinthe.
Il semblerait que le chemin de l’extase soit un chemin passionné et qu’il ne faille pas attendre l’extase à la fin du chemin.
Raul Terrén