La réalité du savoir
L’homme contemporain éprouve son Etre dans un espace qui s’est ouvert, qui a pris les dimensions de la planète, de l’univers. Homme parmi les hommes, il partage un même destin, il doit chercher des traits singuliers dans la confluence des modes de pensée, des savoirs, des informations, des cultures et des peuples. Vivant parmi le vivant, il partage un même projet, il doit trouver son sol dans l’acceptation et le respect des filiations qui l’unissent à la nature. La dynamique de l’ouverture s’accompagne d’une abolition progressive des distances qui place chaque individu dans la proximité de l’autre homme et du vivant. Comment être soi dans un champ social toujours plus uniforme ? Comment exprimer les traits d’une identité singulière dans un champ culturel toujours plus dense ? Mais aussi : comment être soi dans la complexité des formes du vivant ?
En-deçà du fond social et culturel, il y a un fond de nature qui nous apparente et qui requiert de chacun le propre, le Nom propre. Vivre les liens et s’éprouver, se voir dans la perspective de l’ensemble s’annonce comme la tâche et la dignité de l’homme à venir. Dans le fond, la crise de notre temps est la crise d’un mode de perception, d’une sensibilité, d’une stratégie de relation qui privilégie le rapport de connaissance et place l’individu et le monde dans la réalité exclusive du savoir. L’expérience y est toujours médiatisée, elle ne se révèle que par le prisme des mots, des modèles, des images, des objets. L’homme développe ses potentialités par le biais de l’acquisition d’une habileté, d’une maîtrise manuelle ou intellectuelle, d’un savoir-faire et d’une emprise, d’une technique et d’un agir performant. Tout à la fois sujet et objet de son savoir et de son pouvoir, il manque l’expérience toujours neuve et singulière de la vie. La crise de notre temps est, dans le fond, la crise exacerbée du temps : toujours affairé, informé, toujours agissant et toujours pensant, l’homme manque l’instant.
La réalité de la rencontre
« Essayons d’avoir le courage d’oublier toutes nos théories pour prendre au sérieux ce que nous vivons, ce que nous sentons à l’instant. » Karlfried Durckheim
Il nous manque quelque chose pour vivre l’ouverture et les liens à partir d’un centre, d’un recueillement : l’expérience singulière, le contact immédiat, sensible, intime. Cette époque de transition requiert l’épreuve de la relation immédiate qui place l’individu et le monde dans la réalité de la rencontre. Sentir, éprouver et manifester le grain de la vie. L’exercice de la Biodanza se situe dans la perspective de la rencontre. Il a pour tâche le développement et la nutrition des liens qui unissent à soi, à l’autre, au monde, par l’expérience singulière du corps et de la sensibilité. Ici, la danse ne relève ni de l’expression libre, ni des figures imposées. Elle ne fait appel ni à l’apprentissage, ni à l’imagination. Plus simplement, elle est la quête du geste propre, du mot singulier qui porte et donne une forme à nos potentialités ? Son sol est bien l’individu, mais dans la perspective de la vie qui le fonde. La Biodanza restitue sous une forme moderne la tâche immémoriale qui s’est imposée avant la lettre, avant l’écrit : exprimer les moments importants de la vie individuelle et collective, éprouver et manifester dans son corps et dans le corps social le mystère indicible de la nature, ses forces et ses dieux. Faire signe. Un itinéraire se dessine qui, des mots aux gestes, replace le savoir dans la perspective d’une épreuve singulière. L’intérêt de la Biodanza réside justement dans cette inversion qui restitue l’antériorité à l’expérience du corps, de la sensibilité. Pour dire, pour formuler un projet de vie, il importe de se laisser toucher, de sentir et d’écouter. La sensualité est, en soi, cette faculté qui permet de goûter aux choses, d’en éprouver la teneur. Le sens de l’existence se donne sur l’expérience de la saveur. L’exercice de la Biodanza ne lie pas le corps à l’effort et à la performance, il n’assigne pas au mouvement le rôle de support vital de la pensée. Il met en scène dans sa simplicité, dans sa pureté le corps vivant. Le corps qui donne et qui reçoit, le corps qui s’ouvre et qui se recueille, le corps qui respire et accueille, le corps que l’émotion prolonge dans l’espace du geste, dans l’entre-deux de la rencontre, du partage. Le corps qui, dans un langage propre, exprime la vie qui le porte. Ce corps-là relève moins de ce que j’ai, la matière et les organes, que de ce que je suis. Il n’est pas dans les muscles que l’entraînement sculpte, il n’est pas dans l’efficacité que lui impose la volonté, il n’est pas dans la beauté des formes et des mouvements. Il n’est pas en soi une part séparée, massive et épaisse, mais la totalité de l’être sous la forme de la sensibilité. Au fond de la matière, il est langage, ce qui en soi, toujours, au contact des choses et des êtres, s’émeut. Ce qui touche et ce qui est touché, ce qui demande le geste et ce qui toujours le crée. Il se donne à sentir dans la peau qui délimite l’espace singulier de mon être et qui, du monde, recueille le toucher. Habiter les gestes, prendre demeure dans les mots. Exprimer les potentialités de sens et de sensibilité que le chemin de l’existence révèle. La Biodanza cherche à réveiller en soi le don d’expression et à replacer l’expérience des langages dans leur perspective originelle et toujours actuelle : la création. Certes, la force créatrice de l’expression se manifeste le plus distinctement dans l’œuvre d’art. Et les critères de beauté ou d’originalité qui régissent sa production délimitent un territoire où n’entrent que des êtres doués d’un talent. Mais avant de servir l’art, l’expression sert la vie, le projet qui est au fond de chaque individu. La création, qu’elle prenne la forme de mots ou des gestes, est existentielle avant d’être artistique. Elle est le signe éminemment singulier de ce qui, en chacun, prend corps et vie. C’est par elle que l’homme, vivant parmi le vivant, devient un facteur d’évolution. C’est elle encore qui fait de l’homme un être au présent, installé au cœur des choses et ouvert cependant à cette dimension qui est à la fois sa tâche et sa dignité : le possible.
Sentir. Eprouver. Manifester.
Ce qui se donne dans l’immédiat de la rencontre. Avec soi, avec l’autre, avec le monde. Sans chercher à prendre, à comprendre. Simplement. Laisser venir, se laisser toucher, lâcher prise et exprimer. Entrer dans le mouvement qui, du monde à moi et de moi à l’autre, développe indéfiniment la spirale de la vie.
La rencontre est un chemin authentique où, pas à pas, il nous est donné de co-naître, de nous éveiller à la vie. Le vrai savoir n’est pas saisi, accumulation de données objectives, mais reconnaissance des liens qui unissent le vivant à la vie. Le vrai savoir est nutrition et apparentement. Il vient au sens, touche le cœur, engendre le geste. Il est à la rencontre du corps, du cœur et de l’esprit.
Sentir. Eprouver. Manifester.
La rencontre est l’occasion donnée de prendre racine et de laisser en soi et hors de soi l’être vivre et s’exprimer. L’exercice de soi, qu’il prenne la forme de l’éducation, de la thérapie ou de l’expérience spirituelle, doit retrouver un sol. Il doit s’ancrer dans le fond de nature qui seul situe le processus d’individuation dans la perspective de l’autre homme et de la vie. Il doit ménager un espace d’expérience, faciliter l’épreuve du corps et du verbe, le contact immédiat et singulier avec le sens et avec la sensibilité. Il doit délaisser un peu les savoirs et accepter la quête itinérante, ce cheminement dans l’Etre et dans la Vie qui nous requiert tous dans la communauté des liens et qui requiert chacun dans la singularité de son projet.
Alain Antille