Danser sa Vie
par Roger garaudy
La danse comme manière de vivre
Que se passerait-il si, au lieu de construire seulement notre vie, nous avions la folie ou la sagesse de danser ?
Peut-être est-ce aujourd’hui l’une des questions majeures que pose la jeunesse dans sa contestation des fins mêmes du monde que nous lui léguons.
Cette danse n’est pas seulement un art mais une manière de vivre.
La danse moderne renoue ainsi, par delà quatre siècles de ballet classique et vingt siècles de mépris du corps par un christianisme perverti par le dualisme platonicien, avec ce que fut la danse, dans tous les peuples et dans tous les temps : l’expression, par des mouvements du corps organisés en séquences signifiantes, d’expériences qui transcendent le pouvoir des mots et du mime.
La danse est une manière d’exister.
Pas simplement jeu mais célébration, participation et non spectacle, et est nouée à la magie et à la religion, au travail et à la fête, à l’amour et à la mort. Les hommes ont dansé tous les moments solennels de leur existence : la guerre et la paix, le mariage et les funérailles, les semailles et les moissons.
Le mot même de danse, dans toutes les langues européennes : danza, dance, tanz, derive de la racine tan qui, en sanscrit, signifie « tension ». Danser, c’est éprouver et exprimer avec le maximum d’intensité le rapport de l’homme avec la nature, avec la société, avec l’avenir et ses dieux.
Danser, c’est d’abord établir un rapport actif entre l’homme et la nature, c’est prendre part au mouvement cosmique et à sa maîtrise.
Lorsque le chasseur paléolithique dessine un bison sur les parois des cavernes des Lascaux ou d’Altamira la tension du trait donne à l’homme un pouvoir réel sur la bête ; cette courbure de l’échine, tendue comme un arc, révèle la sûreté de l’œil et de la main qui décèle la menace du fauve prêt à bondir. C’est la première connaissance synthétique et esthétique du monde, connaissance immédiate, antérieure au concept et au mot.
La danse de ce chasseur imitant, avec la même puissance et la même souplesse, le mouvement de l’animal dont il a revêtu le masque, à la grotte des Combarelles, est déjà une victoire de l’homme dans ses affrontements futurs. Ce rapport avec la proie n’est pas seulement celui du travailleur avec l’objet de son travail, ni celui du guerrier face à son ennemi, mais aussi celui du séducteur à l’égard de la femme désirée.
S’identifier par la danse avec le mouvement et les forces de la nature, pour les capter en les imitant, demeure une nécessité primordiale de la vie lorsqu’avec la fixation au sol et la naissance de l’agriculture, la connaissance des rythmes de la nature est un besoin vital.
Dans l’Egypte d’il y a six mille ans, lorsque la nuit commençait à pâlir et que s’éteignaient les astres dont la danse céleste était l’image même de l’ordre de la nature, à l’aube, l’homme angoissé de ne plus percevoir cette image prenait le relais pour maintenir l’ordonnance du ciel en l’imitant ; alors commençait la danse de l’étoile du matin avec ses rondes et ce ballet symbolique, contemporain de la naissance de l’astronomie, enseignait aux enfants de l’homme, par le mouvement figuré des planètes, les lois qui régissaient le cycle harmonieux des jours et des saisons, les lois qui permettaient de prévoir et donc de maîtriser les crues du Nil en les rendant non plus destructives, mais fécondantes, en préparant à temps les digues et les canaux.
Dans cette expression de l’unité organique de l’homme et de la nature, l’Inde a fait de la danse de Shiva l’image la plus claire de l’activité de Dieu dont aucun art ou aucune religion ne puisse se vanter, écrit Amanda Coomaraswamy.
La danse du dieu Shiva a pour thème l’activité cosmique : « Notre Dieu, dit un hymne sacré de l’inde, est le dieu danseur qui, semblable à la chaleur du feu qui embrase le bois, irradie son pouvoir dans l’esprit et dans la matière, et les entraîne à leur tour dans la danse ».
Coomaraswamy résume ainsi la signification essentielle de la danse de Shiva : elle est d’abord l’image du jeu rythmique, source de tout mouvement de l’être ; ensuite, elle libère l’homme illimité de l’illusion d’être un individu enfermé dans les frontières de sa peau : son corps et son être sont l’univers entier ; enfin le « lieu » de la danse, le centre de l’univers, est dans le cœur de tout homme.
Celui qui sait comprendre la danse sacrée connaît la voie qui affranchit de l’illusion individualiste, car la danse est sa nature même, sa vie spontanée et totale, au-delà de toute fin particulière et limitée : il s’identifie au mouvement rythmique du tout qui l’habite.
La danse est alors une manière totale de vivre le monde : elle est à la fois connaissance, art et religion.
Sagesse plénière pour laquelle Dieu, c’est la force créatrice toujours en naissance et toujours à l’œuvre au cœur de toute existence.
Elle nous révèle que le sacré est aussi charnel et que le corps peut enseigner ce qu’un esprit qui se veut désincarné ne connaît pas : la beauté et la grandeur de l’acte lorsque l’homme n’est pas divisé avec lui-même mais tout entier présent dans ce qu’il fait.
Cet enrichissement de la vie, nous l’éprouvons lorsque la danse exerce sur nous la fascination de la mer, des nuages, du feu ou de l’amour.
Car l’amour, comme la danse, a précédé la floraison de l’homme : chez les insectes, les oiseaux et maintes espèces animales, la danse fait partie de l’acte de l’amour. Dans la danse nuptiale des libellules, le mâle danse pour charmer la femelle ; éveillée au même désir, elle se joint à cette danse qui s’accomplit dans l’union des amants.
Lucien de Samosathe, évoquant l’amour primordial, écrivait : « la danse est née au commencement de toutes choses, elle a connu le jour en même temps qu’Eros, car cette danse première apparaît dans le chœur des constellations, dans le mouvement des planètes et des étoiles, dans les rondes et les évolutions qu’elles tressent dans le ciel, et dans leur ordre harmonieux. »
Pour Dante, au dernier chant de la Divine Comédie où la danse est une activité majeure des bienheureux dans son « paradis », c’est l’amour qui meut le ciel et les autres étoiles.
Du Cantique des cantiques à Sainte Thérèse d’Avila, l’amour humain a toujours été le symbole de l’amour divin, comme dans certaines danses liturgiques de l’Inde les gestes de l’amour charnel évoquent la présence du sacré.
La danse n’est pas seulement l’expression et la célébration de la continuité organique de l’homme avec la nature, elle est aussi réalisation de la communauté vivante des hommes ».
Roger Garaudy