Une approche du silence comme expérience intégrante
« Les mots des prophètes sont écrits sur les murs du métro et les halls d’immeuble et susurrées dans les sons du silence. »
Paul Simon
La fonction importante du silence pendant les sessions de Biodanza, sa nature énigmatique et son potentiel de transformation intrinsèque représentent un domaine très peu traité par les chercheurs.
A la lumière du silence, cette omission est incompréhensible car la trame silencieuse transparente et délicate apporte une richesse esquivée pour l’analyse rationnelle : sa présence inaudible bien que concrète lui donne un air paradoxal et poétique. Leurs apparitions inattendues laissent en nous une trace vague mais sûre, comme un écho qui passe.
Ainsi, la vivencia du silence est une expérience d’une forte intensité dont la sincérité génère des émotions et des significations en abondance.
Ce travail est un parcours, parfois un peu erratique, parmi quelques facettes que le silence offre à explorer : le silence musical ; les parallèles et les analogies entre silence et vacuité ; le silence comme langage en lui-même et son importance dans la communication non verbale ; le silence homme hiérophanie, etc.. Il aborde aussi une définition généreuse, plus proche du caractère abondant du silence que sa représentation restrictive traditionnelle. Il présente enfin un résumé de la « vivencia du silence », atelier expérimental orienté vers la recherches des hypothèses réunies ici.
Le premier défi dans un travail dédié au silence est, précisément, d’affronter le paradoxe de parler de lui. En tant qu’artiste plasticien et poète à mes heures, l’approche globale et intuitive est plus naturelle et plus simple pour moi que la méthode analytique caractéristique dans la science traditionnelle. Cet essai aventureux aura donc un profil poético-philosophique, en essayant de prendre, plus particulièrement de la poésie, sa particularité structurelle : intensité des contenus lié à une grande économie de mots. La complexité implicite dans l’écriture sur le silence est ainsi résolue dans cette formule qui pourrait se résumer à comment aborder le silence par une image analogique.
Si nous étions d’accord avec Aldo Pellegrini qui dit « la réalité nous change et nous changeons la réalité », nous pourrions accepter que « cette interaction dialectique est l’essence de toute connaissance, tant scientifique que poétique… la réalité nous change et nous changeons la réalité. Ce flux infini dans lequel consiste la connaissance ne peut être donné que par la poésie. Et la poésie la donne par l’image qui se produit et se détruit elle-même, nous laissant la lumière de la connaissance. Ce n’est que quand l’image est combustion qu’elle peut illuminer la réalité ».
Excepté l’œuvre de Santiago Kovadoff, trouver une bibliographie spécifique liée au thème qui est l’axe de ce travail fut une tâche ardue et infructueuse. La majorité des auteurs mentionnés dans ce texte ont eu un rôle révélateur, éclairant avec lucidité des aspects troubles de ma pensée. Et si leur apport concret en matière de contenu semble peu abondant, leur participation au développement conceptuel fut beaucoup plus riche, décisif et honnête qu’un simple approvisionnement d’informations destinées à remplir des pages.
Le matériel poétique abondant qui circule dans ces pages appartient principalement à des poètes influencés par la pensée dualiste. Il est cependant intéressant de voir comment la poésie retrace son propre chemin pour arriver à des conclusions intégrantes.
Il faut aussi faire remarquer qu’en poésie, on ne peut appliquer une sémantique conventionnelle à des notions comme le « corps », « l’âme » ou « l’esprit ». Je suggère donc de ne pas les prendre comme des expressions venant d’un dualisme dissociatif mais comme des manifestations vivencielles à caractère pulsant de notre identité. Comme l’affirme Aldo Pellegrini :
« Le poète ne cherche pas dans le mot une façon de s’exprimer, mais une façon de participer à la réalité elle-même. Il a recours au mot mais il cherche en lui sa valeur originaire, la magie du moment de la création du verbe, un moment où il n’y avait pas un signe, mais une partie de la réalité elle-même. Le poète, par le verbe, n’exprime pas la réalité mais participe à elle ».
L’objectif global de ce travail est de contribuer à la revalorisation du silence comme expérience vitale qui a un énorme potentiel intégrateur. Mon aspiration la plus grande est que les aspects méthodologiques réunis ici collaborent au développement d’une technologie chaque fois plus efficace et, en même temps, pointent chez celle-ci certains aspects qui ont été sous valorisés. Les observations critiques que l’on peut trouver ont comme unique finalité de promouvoir une attitude réflexive. Le dissentiment est une composante importante dans la croissance théorique, méthodologique et institutionnelle et c’est mon intention de ne pas interférer dans son expression bienveillante. Il ne se fera pas non plus au nom de l’intelligence.
Introduction
« Aimable et silencieux va par la vie, fils
aimable et silencieux comme un rayon de lune
et, sur ton visage, comme des fleurs immatérielles,
fleuriront les sourires » ;
Amado Nervo
Pour la majorité des personnes, se confronter au silence, quelques soient ses manifestations, est d’habitude une expérience perturbante. Chez l’homme contemporain, la notion de silence évoquée de façon plus fréquente et immédiate, est celle qui est gravée dans la profondeur de sa mémoire sonore punie. Presque tout le monde a plus ou moins vécu des situations traumatiques caractérisées par la répression de ses manifestations vitales les plus sonores. Ironiquement, cette notion commune et plurielle du silence que nous les humains partageons ne surgit pas de la quiétude mais du hurlement et elle est généralement associée à des situations répressives – tendant toutes à atténuer la panique au chaos et le désordre qui règne dans notre civilisation – où nous pouvons observer l’origine de cette gêne face au silence qui est tant commune dans notre culture. Aux antipodes de sa voie naturelle – surgissant déjà des cordes vocales de la mère ou du père ou de la gorge tremblante de nos maîtres et précepteurs – le silence est invoqué aux cris et nous est imposé, historiquement, comme frontière de l’expression et paradigme de la non communication, de l’impuissance et du confinement.
Face à ce panorama, il devient évident qu’une revendication du silence comme expérience intégrante de l’identité humaine implique de le redéfinir. Le pénétrer avec un regard plus vaste qui nous permet d’éclaircir son origine et de le libérer de toute la charge sémantique qui lui fut imposé par la dimension tragique de notre culture. Ce contenu traumatique qui accompagne en général les expériences silencieuses, va continuer sinon à les dépouiller de toute subtilité interactive, en les objectivant, les séparant de l’expérience et en les transformants en vivencias dissociées ; un silence stérile qui, ayant perdu sa nature vitale, se transforme en manifestation d’un état de profonde confusion intérieure. Le compositeur et guitariste britannique Robert Fripp l’exprime de la façon suivante : « Certains trouvent le silence insupportable parce qu’ils ont trop de bruit en eux. Dans mes cours, avant de commencer à jouer, nous faisons trente minutes de silence. Certains étudiants se lèvent et s’en vont parce qu’ils ne peuvent le supporter. Ils oublient cependant que quand la musique prend vie, le silence est toujours proche ».
Le silence vital
« Mais parce que je demande le silence ne croyez pas que je vais mourir
Il m’arrive tout le contraire, il arrive que je vais vivre »
Pablo Neruda
Revaloriser le silence en tant qu’expérience vitale holistique et le redéfinir comme une présence pleine de sens qui inclut des sons organiques de nature spontanée revêt, sans doute, une certaine audace révisionniste.
Dans sa version la plus connue et la plus dénaturée, le silence st toujours conçu dans sa dialectique de « le dedans et le dehors ». C’est cette sorte de dissection – cet écartèlement, comme le dit justement Gaston Bachelard – qui lui donne sa charge d’anxiété. Ce n’est en réalité pas un vrai silence. Il s’agit plus d’un cri avorté. Cette perception partielle et dénaturée du silence qui est clairement mis en évidence dans les adjectifs qui sont souvent utilisés pour le décrire. Des expressions comme : impénétrable, asphyxiant, dense, solide ou coupant, nous parlent clairement d’un silence expérimenté comme quelque chose de non fécond. « Ce calme ne me plaît pas, ce silence de mort, sans viande, os pur » dit un poème d’Oliverio Girondo
Chercher la racine étymologique du mot silence nous permet de découvrir des aspects peu diffusés par rapport à son sens péjoratif le plus fréquent et le plus généralisé. La définition des dictionnaires de langue espagnole est en effet plus proche d’un silence fertile, capable de nous révéler la structure sensible du vivant que de ce profil sombre que nous avons décrit antérieurement.
Dans aucune des œuvres consultées, tant encyclopédiques qu’étymologiques, le silence n’est défini comme une absence de son, mais de bruit (Silence, du latin Silentium : manque de bruit). Il est donc intéressant d’observer que le bruit (du latin Rugitus : son inarticulé et confus, vacarme, tapage, discorde) est signalé comme une catégorie de son exclue du silence. Comme Robert Fripp le signale : « Le silence est une présence très tangible qui nous visite parfois. Nous sommes accoutumés à penser au silence comme à l’absence de sons. Le calme pourrait être l’absence de sons. Mais le silence est une présence d’une grande richesse ».
A partir de ces éléments, il ne semble ni risqué ni prétentieux d’essayer de définir le silence comme une expérience organique et vitale de nature paisible qui, à la différence du bruit (don une autre définition est : grande apparence des choses qui en réalité n’ont pas de substance) surgit toujours comme une expression de plénitude.
Nous pourrions donc dire que le silence vital est celui qui nous révèle la structure sensible de tout le vivant. Selon le philosophe Alan Watts : « On nous a enseigné qu’avancer avec le naturel, suivre la ligne de moindre résistance est quelque chose indigne de l’homme, pusillanime, un acte de débilité totalement incorrecte. Nous avons tous été éduqués pour être énergiques et agressifs, pour amplifier la force ». « Le monde est sensible – a dit un jour Cesar Wagner en paraphrasant Merleau-Ponty – ce n’est pas un monde d’objets. Et c’est précisément de cette aliénation dénoncée par Watts, ce manque de lien avec notre sensibilité originaire qui nous amène à manipuler la nature, déviant de sa voie silencieuse et créant la stridence grotesque du monde contemporain. Il est probable qu’apprendre, ou parfois réapprendre à nous relier au silence vibrant des contenus, représente un acte de générosité et par conséquent un exercice d’humilité. Le paradoxe est posé sur l’énorme générosité qui révèle sa présence inaudible. Nous pouvons le contrôler ou le dénaturer comme nous le faisons avec le son puisque le silence a une autonomie qui ne lui permet que d’entrer en résonance. Cette complicité avec le subtil fut déjà narré par Lao-Tseu dans le Chant XIV du Tao Te King : « Ce que nous regardons et ne pouvons voir est le simple. Ce que nous écoutons sans entendre, le ténu. ».
Silence et vacuité
« Qu’en serait-il de la pluie, de cette insipide verticalité avec son imitation de mélancolie intermittente si ce silence primal qui déambule par ton rivage n’embrasserait pas les perles ; soulignant dans le vide son destin de guirlande ? » Carlos Pagés
L’occident – et dans une certaine mesure l’Orient ces 50 dernières années – pourrait être définie comme une civilisation dans laquelle prévaut le culte de l’extériorité, c’est-à-dire de tout ce qui est délibérément explicite et manifeste. Fortement influencée par le dualisme cartésien et les vieux paradigmes de la science, la cosmovision occidentale semble orientée à fonder son existence – et avec elle la modalité perceptive de toute expérience – au travers de l’appréhension sélective de quelques uns et des aspects déterminés de la réalité. Cette sélectivité qui a été longtemps la base épistémologique des sciences positives, elle provient d’un système de valeurs qui en cristallisant la perception dans son versant sensoriel, en la fixant dans le temps et en la coordonnant aux événements, préfigure le monde du matériel, le monde des forme, des figures et des objets.
Au cours du long développement historique de l’art occidental (tant dans le domaine plastique que dans le domaine musical), les formes ont toujours eu un rôle prévalent sur la configuration globale. Pendant des siècles, l’art figuratif de l’occident a conditionné notre perception en lui attribuant les mêmes valeurs d’exclusion. Il est extrêmement difficile, pour ne pas dire impossible, de pouvoir voir dans ces œuvres l’espace comme une forme en elle-même, avec ses propres attributs. Dans toutes les pinacothèques de ce côté du monde, l’espace manque de vitalité parce qu’il n’a pas été traité comme tel, mais comme un simple support pour éclairer la forme. On a perdu, dans cet art, le pouvoir suggestif du non manifesté donnant lieu à une expression fragmentée où l’objet se définit lui-même. Selon le psychologue George Leonard : « Pour la majorité des membres de notre culture, la vision normale équivaut à centrer les yeux sur des entités ou des formes spécifiques, en les dotant d’une forme, d’une signification culturelle et d’un nom. Ce type de vision est analytique à la base et fait le travail de séparer les formes du fond sur lequel on peut dire qu’elles existent, de créer des objets et de tracer des limites définies entre eux. »
De manière analogue à ce qu’exprime Leonard, il se passe quelque chose de semblable dans le domaine musical.. Bien au-delà de ce qu’a été l’intention première des compositeurs, dans l’exécution de n’importe quelle œuvre du vaste répertoire de l’occident, on peut considérer que le silence n’est considéré que comme un signe sur la portée : « une nomenclature qui sert pour représenter l’interruption ou l’absence de son » ‘Eric Herrera, Théorie musicale et harmonie moderne) ; soit un simple point d’articulation entre les notes ; quelque chose ressemblant à rien, dont l’existence virtuelle se trouve dépouillée de valeurs musicales. De l’autre côté de l’onde sonore le panorama est naturellement le même, puisque écouter un passage musical en percevant la structure silencieuse est, pour les oreilles occidentales, une difficulté similaire à celle de voir, dans le fond, la forme.
La perception que les orientaux ont de l’espace, le silence et le vide diffère de façon substantielle de la nôtre. Pour eux, ces concepts ne représentent pas une absence mais une présence d’un autre ordre. « Les peintres taoïstes –dit Luis Racionero – traitent l’espace comme un facteur positif, non comme quelque chose qui est là pour remplir et est en trop, mais comme le sein maternel des formes, la source imprégnée de puissance où, au travers de la danse vitale de l’énergie, naissent toutes les formes… l’espace est l’élément principal dans ces tableaux. Il est très difficile de peindre l’espace, parce que c’est peindre le vide ; pourtant les artistes chinois savent la façon de nous faire voir sans peindre, de même que les poètes suggèrent sans dire. »
A la différence de l’homme occidental qui, dans sa vision immanente, se console par le manque et les restrictions inévitables du manifesté, la perspective orientale nous réconcilie avec un vide fertile, riche de possibilités, avec un silence saturé de musiques inconnues. Il n’y a pas ici de polarisation qui nous amènerait à déplacer les valeurs de la forme au fond. Il y a une richesse qui surgit de l’intégration dans laquelle les deux, silence et son, se définissent mutuellement dans la réciprocité de la rencontre.
Selon Lao-Tseu, « Toutes les choses du monde proviennent de l’existence et l’existence de la non existence ». Luis Racionero, de son côté, nous invite à visualiser le consubstantiel avec la force et l’intensité d’une épiphanie : « Cette sensibilité vers le non être, cette captation du vide comme quelque chose d’aussi réel que les formes, cette perception culminante du point calme où le vide génère la forme, où l’être et le non être s’appellent, est le centre de la chambre du plaisir suprême recherché et trouvé par les dégustateurs du silence. Saint Jean de la Croix, qui était là, nous en a parlé comme de la musique silencieuse… »
Le silence musical
« Tu fais le silence des lilas qui battent des ailes »
Alejandra Pizamik
Le silence est clairement une expérience musicale et il est pratiquement impossible de parler sérieusement de musique sans le mentionner. Nous pourrions presque dire que la plus extraordinaire maestria en matière de musique, est celle qui nous conduit à ce moment crucial dans lequel une exécution cède le pas à sa présence monumentale.
Avec la musique gravée, il se passe quelque chose de similaire, puisque la majorité des efforts dédiés à la recherche et au développement d’une méthodologie qui inclut l’utilisation de la musique arrivent, invariablement, à ce constat que les appareils de son et les disques se montrent impuissants à atteindre une puissance émotive possédant l’intensité, la véracité et la transparence du silence.
Compris comme une expérience culminante et non comme une origine incertaine, le silence est probablement la plus grande conquête musicale puisqu’en lui sont contenues toutes les musiques possibles. Cette observation ne s’appuie pas seulement sur le sens métaphorique du vide germinal utilisé par le zen (bien que rien n’est plus éloigné du silence que ce vide stérile où toute la volonté créatrice est insuffisante), mais sur la capacité de s’autogénérer dans sa propre apogée expressive.
Ce silence musical dont nous parlons ne participe pas seulement structurellement de la musique, mais surgit comme une réponse non équivoque quand la manifestation de ces forces musicales implicite en lui acquiert une magnitude extraordinaire. Dit autrement, le silence est cet espace riche et vibrant de complétude qui se génère quand les sons ont déjà tout donné, quand les nuances, les timbres et les coloratures ont exprimé leur potentiel et en arrivent donc à s’organiser dans une nouvelle dimension. C’est pour cela que ce silence musical est, nous le répétons, une expérience culminante. Un ordre différent qui ne peut être perçu que par le non rationnel ; c’est-à-dire, par cette syntonie sensible qui nous transforme en matière silencieuse.
Le poète et essayiste Santiago Kovadloff susurre à ce sujet : « C’est le contenu de cette intensité rétive aux définitions, inqualifiable donc et à la fois brûlante, telle qu’elle affleure mélodiquement, que j’appelle silence musical. Présence indubitable et à l’unisson non discerné, la musique pénètre le silence se nourrit de lui. L’absorbe, l’assimile, le transforme et le rend. Elle est la prodigieuse intonation de l’ineffable dans lequel l’homme, transformé en auditeur, peut reconnaître sa fibre la plus profonde : celle qui l’inscrit dans le devenir et fait de la réalité un instant ».
Si la perception du silence en tant que composant crucial dans la structure musicale a été vécue au travers de l’histoire par certains visionnaires, cette perception fut récemment adoptée d’une façon plus générale au cours de ce siècle.
A partir de la rencontre avec les courants musicaux de l’Orient commencée par les impressionnistes à la fin du 19ème siècle, le panorama de la musique en Occident s’est enrichi avec l’incorporation de pauses et de climats sonores qui, jusqu’à aujourd’hui, n’ont pas reçu un traitement soigneux, ni des recherches en profondeur. Ce changement fut d’une importance transcendantale car, à travers lui, s’est produite une inversion dans les valeurs qui influent traditionnellement sur la composition musicale : aujourd’hui le silence est aussi un protagoniste et on découvre peu à peu que c’est lui-même qui est peuplé de musique. Il ne joue plus un rôle de fond dans une configuration où les sons sont la forme.
Cette nouvelle façon de comprendre, composer et interpréter une musique a atteint peu à peu une expansion des frontières musicales traditionnelles. L’incorporation du silence et de l’espace à la trame musicale a promu l’apparition d’harmonies plus suspendues et une sonorité plus ouverte et abstraite, sans perdre l’unité de fond, comme c’est le cas dans la musique orientale.
Certains musiciens furent particulièrement audacieux dans cette recherche. Le compositeur génialement connu John Cage a composé une œuvre intitulée « quatre minutes, trente trois secondes » pendant laquelle l’exécutant se limite à relever le couvercle du clavier de son piano, tourner les pages d’une partition blanche et observer son chronomètre jusqu’à refermer le piano, une fois le temps de la pièce épuisé. Il semble évident que la musique que Cage aspire à éveiller par cette composition est le dialogue même que l’auditoire établit avec le silence.
Pauline Oliveros, considérée par beaucoup comme la créatrice de la dite « musique méditative » en Occident, a développé sa méthode connue Deep Listening « (écoute profonde) à partir de ses propres expériences avec le silence. Au début des années 50, étant adolescente, elle a reçu comme cadeau les premiers enregistreurs à bande qui apparurent sur le marché. Au lieu d’enregistre avec de la musique ou des conversations, Pauline décida de graver – en écoutant simultanément – le silence de la nuit qui entrait par la fenêtre de sa chambre. En rembobinant la bande et en écoutant le contenu, elle se rendit compte que beaucoup des sons subtils enregistrés n’avaient pas été entendu par elles alors qu’ils aient été gravés.
Cette vivencia marqua le cours de toute sa vie. Des années après elle créa une pédagogie musicale basée sur la capacité d’écouter profondément sans l’interférence occasionnée par les « bruits » mentaux et sa tâche actuelle consiste à improviser de la musique à partir des sons imperceptibles que le silence héberge.
Au milieu des années 70, peut-être inspiré par une vision optimiste des principes qui animaient la musique fonctionnelle créée par Muzak, un artiste du circuit avant-garde londonien appelé Brian Eno a commencé à chercher les effets produit sur l’humeur et le biorythme des personnes qui écoutaient des musiques composées par de brèves phrases mélodiques, immergées dans de vastes espaces silencieux. Eno avait observé que le silence artificiel qui se générait dans l’architecture moderne différait considérablement du silence vital de la nature avec ses pulsations et ses résonances. Cette musique minimale que Eno a appelé discret music, arrivait à revitaliser le silence artificiel en recomposant le feedback naturel qui, s’établissant entre les organismes et le milieu ambiant, intervient dans la régulation des rythmes et cycles biologiques.
Il est indubitable que ces transformations faites au sein de la création musicale n’ont pas seulement été possibles par une révision des valeurs formelles qui façonnent la musique, mais aussi par une ouverture perceptive, une vivencia plus profonde et plus émouvante de l’acte musical, non comme objet de consommation ou une simple production esthétique, mais comme un seul de projection vers la connaissance intérieure. Ce fut à partir des importantes transformations qui accompagnèrent la naissance de ce siècle (celles qui secouèrent l’espace conventionnel de notre existence, nous amenant de la pensée mécaniste traditionnel vers une vision holistique de la réalité) que nous pûmes nous approcher du silence avec plus de profondeur en pénétrant doucement dans ses mystères. Ces nouveautés conceptuelles nous permirent de voir que, de la même façon que dans les processus subatomiques l’observateur ne peut être séparé de l’observé mais est partie intégrante d’un réseau complexe de relations, la vivencia du silence n’est pas un événement susceptible d’être objectivé et examiné en détail de façon analytique.
L’événement silencieux n’est pas seulement une expérience auditive. Le strictement sensoriel nous offrirait qu’une approximation, une vague notion de sa nature géniale. La vaste profusion du silence, la portée de sa subjectivité, son atemporalité (Quand commence et quand termine un silence ? Quelles coordonnées temporelles pourraient contenir son éternité ?) ; la multiplicité des liens possibles qui brillent dans leur trame ; la délicate vibration de son harmonie la transforme en une vivencia de profonde résonance empathique qui implique et englobe la totalité du système vivant.
Une analyse phénoménologique des expressions de Rolando Toro dans « Tout devient musique » nous permet de nous approcher du mystère du silence comme langage musical omniprésent : « Si nous sommes en contact avec notre propre palpitation, tout devient musique. Si nous pouvons fluer avec la palpitation de l’autre et répondre à sa luxure merveilleuse, tout devient musique. Si nous marchons en harmonie avec les étoiles, si nous sommes un fragment de l’arc-en-ciel et recevons la pluie dans notre bouche, si nous pouvons nager dans le vent, tout devient musique. » Le texte est imprégné de silence. Il est révélateur d’observer que les belles vivencias que les mots de Toro traduisent en musiques sont conçues, en réalité, dans leur trame silencieuse. Rolando semble avoir l’intuition que la musicalité a une origine silencieuse et l’insinue ici. Toute cette symphonie de couleurs, de saveurs et d’attractions, toute cette mélodie sensuelle et orgasmique semble prendre origine dans l’intimité silencieuse des processus vitaux.
Expérimenter le silence (plutôt que de l’entendre ou de l’écouter) équivaut à traverser un territoire imprégné d’échos, d’images, de mélodies et de sensations qui nous révèlent un code d’unité. Les analogies étroites qui régissent les phénomènes musicaux qui s’expriment sans mots dire nous ramènent, gentiment, à un langage commun (original et originaire) qui semble germer, une fois de plus, dans cette éloquence silencieuse qui émane de la vie et de ses processus. « Nous ne devrions pas nous priver – dit Camille Mauclair – par paresse de la pratique et affinage des facultés, d’écouter ces semi silences de la nature dont le versant murmure une harmonie perpétuelle et, d’une certaine façon, une musique permanente. Nous n’avons pas le moindre discernement sur cette musique du silence. Nous l’aurions si nous pensions constamment à l’analogie qui régit totalement les ordres de la perception humaine. »
Mauclair arrive à donner l’intuition de cette empathie musicale qui lie étroitement la perception aux phénomènes physiques insonores, faisant ressortir une lointaine quoique familière mélodie intérieure. « La lumière de la mélodie, verticalement vibratoire, a toujours exprimé en moi un son très analogue aux vibrations harmoniques du Si naturel. Si la lumière est perçue, elle est entendue », affirme Camille.
Le délicat frôlement des mamelons sur les lèvres, le vol erratique d’un oiseau dans le ciel nocturne, les mains de nos amis traçant d’étranges dessins dans l’air évoquent en nous des milliards de sont inconcevables. Nous savons que c’est de la musique, mais nous ne l’écoutons pas.
Nous témoignons d’un événement transcendant. Une vivencia qui suggère l’existence d’un immense utérus musical qui, bien que contenant de façon embryonnaire toutes les mélodies possibles, choisit de les exprimer subtilement, avec une humilité stimulante. « Certains bruits – nous dit Mauclair – confirment la certitude du silence et nous permettent de mieux mesurer l’intensité du silence qui nous entoure. Au lieu de penser que nous pouvons arriver à donner l’impression du silence de cette manière, nous pourrions essayer de transcrire son propre silence dans son langage réel. Le vrai mot de l’atmosphère métaphysique elle-même, ce qui s’exprime dans le règne de l âme quand la vie du monde se tait. Il est vrai que ce silence est un écho, et ne pourra traduire que la musique qui a la faculté de transcrire le silence, de percevoir de cette façon le doux bruit des ailes, légèrement tremblantes qui suspendent entre ciel et terre l’ange dont toute mélodie nous invite à avoir l’intuition. »
L’obtention d’un langage capable de rétablir l’intégration est celui qui, ineffable, émeut par son éloquence et qui explicite, égare sa signification, c’est la suggestion de Santiago Kovadloff « … faire de la musique – comme l’écouter – équivaut, pour moi, en profondeur à garder le silence ». « Il faut faire de la musique – dira Vladimir Jankélévitch – pour obtenir le silence » Abordé de façon musicale, le silence devient la prononciation mélodique du non désigné. Le mystère du musical semblerait résider dans le lien prodigieux entre son sens inconcevable et l’enchantement pénétrant de sa répercussion. La musique capte l’instant et le reflète sans le détenir. C’est pour cela que nous la ressentons, à l’unisson, comme une expérience de la vérité et comme vérité de ce qui n’arrive pas à être conçu. »
Le silence comme hiérophanie
« Sentir la vie courir en moi comme un fleuve dans son lit
Et au-delà un grand silence, comme un dieu qui dort »
Fernando Pessoa
Dans la trame de tout ce qui a été exposé ci-dessus, nous pouvons entrevoir que le silence n’appartient pas au domaine du conventionnellement vécu ou exprimé.
L’ensemble des modifications perceptives, des sensations et des émotions qui ont l’habitude d’être implicites dans leur vivencia nous permettent de considérer celle-ci comme une expérience transcendante. Transcendante parce qu’en elle se manifeste de manière pulsante la totalité qui nous entoure, la chaîne sensible où se tissent les signifiés.
Savourer le transcendant, pénétrer son cours, se nourrir de son flux a été (par ses profondes connotations mystiques) traditionnellement et systématiquement disqualifié – et réprimé – par la culture occidentale. Du côté des religions institutionnalisées (qui condamnèrent leurs vrais mystiques, leurs visionnaires authentiques à la marginalisation et à la misère pour leur convictions révolutionnaires) il fut réduit à une séries de rituels obsessionnels sans connexion avec le quotidien, tendant de plus à renforcer le dualisme et la dissociation par la création d’un interlocuteur entre nous et la grandeur qui, à partir de cet acte, cessa d’avoir un temple à l’intérieur de nous. Du côté du matérialisme, avec son profil également dogmatique, sa propension à une raison dépourvue d’émotivité et sa charge conséquente de préjugés, ces vivencias de lien furent diffamées et stigmatisées comme des écrans du vrai caractère dramatique de notre vie terrestre.
Heureusement pour nous, la connaissance primordiale, cette sagesse illettrée qui parcourt nos cellules, a dessiné a créé dans notre inconscient un espace de survie du merveilleux qui acquiert, dans les archétypes, un canal d’expression cohérent, une sorte de mémorandum de notre unité avec le vivant. A partir de cette optique, le silence est (avec son domaine paradoxal, erratique mais précieux, vague bien que certain) un pont entre le sacré et le profane, un noeud sensible entre la semence et les étoiles.
Dans certaines réunions animées où s’installe de façon inattendue un silence fugace, il est fréquent d’entendre une personne dire poétiquement « un ange passe ». Cette figure archétypique populaire (comme archétype, l’ange est un messager du ciel – selon Cirlot « un symbole de l’invisible, des forces qui montent et descendent entre l’origine et la manifestation » – nous invite à considérer les vivencias silencieuses commune sorte de contemplation, dans un sens protagoniste et participatif, d’une puissance germinale et créatrice, d’une harmonie qui, bien que sous-jacente dans toute réalité, se cache devant le regard prosaïque.
Cette filiation biocosmologique qui s’illumine dans le silence a l’habitude d’être décrite comme une hiérophanie, comme quelque chose de sacré qui se manifeste à nous. Pour Rudolf Otto, historien des religions, l’harmonie claire qui se détache du silencieux est une expression du divin, le numineux. « En nous, le silence est l’effet immédiat qui produit la présence du numen ».
Entrant plus profondément dans le terrain de la sacralité musicale, Otto observe que « la musique, qui donne habituellement l’expression la plus variée à tous les sentiments, n’a pas de moyen possible d’exprimer le saint. L’instant le plus saint et le plus numineux de la messe, la consécration, s’exprime, mieux que la musique chantée, par le silence, la musique devient muette, elle diminue longtemps et complètement, de sorte que le silence lui-même s’entend ». Tant le caractère d’étonnement serein qui accompagne les vivencias de transcendance que dans la mystérieuse organisation de l’énergie qui prévaut dans la musicalité du silence, nous nous trouvons face à un type d’expérience qui, surgissant du monde, dépasse clairement ses frontières. L’historien des religions, Mircea Eliade affirme que « le sacré se manifeste toujours comme une réalité d’un ordre totalement différent à celui des réalités « naturelles » ». Selon lui, la difficulté de donner une expression verbale à ces états de réalité réside dans le fait que « le langage se réduit à suggérer tout ce qui dépasse l’expérience naturelle de l’homme avec des termes pris chez elle ». Si nous acceptons que tous les langages expressifs (non seulement verbaux, mais musicaux, plastiques et poétiques) se forgent avec des éléments qui surgissent de cette réalité naturelle, et établissons une analogie qui les comprend, nous pouvons voir que, de ce point de vue, l’ineffable –un aspect du silence- n’est pas une catégorie restrictive, mais la conséquence d’un code de communication différent, quelque chose qui dépasse les conventions normatives de n’importe quel langage pour converser avec la grandeur, dans un dialogue d’intimité sereine et émotive.
Cette amplification des limites du réel que configure le sacré, n’est pas (comme on le pense habituellement) un patrimoine des religions traditionnelles de l’Occident. Cette cosmovision, cette connaissance mystique de la réalité fait partie d’une modalité de compréhension des phénomènes inhérente à la majorité des cultures aborigènes qui peuplent – ou on peuplé – la terre. Dans un petit récit qui narre ses vivencias en tant que visiteur des indiens Xingu, le musicien brésilien Egberto Gismonti laisse entrevoir les harmonies secrètes naturelles qui, pour cette tribu, sont dévoilées par le silence : « Cette relation avec un Sapaim (Cacique ou chaman a atteint son point culminant un jour que nous entrions dans la forêt, la forêt vierge amazonienne, et il me dit alors « nous allons nous arrêter ici un instant ». Nous avons été quelques minutes à l’orée de la forêt, puis nous sommes entrés un peu et nous nous sommes arrêtés de nouveau. Là je me suis rendu compte que toute la forêt était complètement silencieuse, il n’y avait pas de bruit. Nous sommes restés dans cette situation quelques minutes et nous avons peu à peu commencé à entendre de nouveau les bruits de la forêt, les animaux, et tout a repris son rythme normal. Sapaim m’a dit alors que nous pouvions entrer parce que la forêt nous avait reconnue ».
Chaque fois que la musique a choisit de recourir à un chemin introspectif, arrivant à percer l’origine de son propre mystère, le silence (ou certaine de ses facettes multiples et énigmatiques) surgit, invariablement, comme une composante inéluctable de ce passage sensible ; un sauf-conduit de cette abondance inconnue. Chez les compositeurs classiques, influencés comme ils étaient par les traditions religieuses enracinées dans le dualisme (corps – âme), leurs œuvres évidemment liées à l’incorporé, sont éthérées et se caractérisent par leur asepsie et leur discrétion. Leur approche du silence consiste en une coupure de l’intensité sonore jusqu’à des plans très bas, proche d’un pianissimo, et parfois au mutisme. Le Misterium Tremendum, la présence du sacré, est exprimée sottovoce (écouter, par exemple « Neptune, le mystique » de la Suite « Les Planètes » de Gustav Holst). Dans le cas de la musique contemporaine (années 1950 et suivantes), la racine des grandes transformations de nos paramètres produite par la psychanalyse, la révolution sexuelle et les changements de paradigme cités précédemment, la recherche du spirituel se trouve plus intégrée au corporel. Ici le silence n’est pas remédié à des volumes minimum, mais surgit comme une interaction dialectique vibrante et sensitive. Dans beaucoup d’œuvres du compositeur et trompettiste Miles Davis, nous trouvons des traces distinctives de cette recherche ‘écouter « Fall » ou « Nefertiti » de l’album homonyme, « Flamenco sketches » dans le disque « Kind of blue » ou les introductions de deux de ces thèmes les plus incluant : « In a silent way » et le suggestif « Shh/Peaceful). Dans ces œuvres, les formes sonores sont submergées par de vastes plaines silencieuses. Ce flux continu d’apparitions et d’absences, de réponses et d’interrogations, se nourrissent réciproquement et créent en même temps une dimension sensuelle et suggestive, chargée par moment d’un érotisme profond dans lequel le sacré et le profane sont en harmonie.
Après beaucoup de temps, Eros et Psyché dansent en silence la musique nostalgique de la retrouvaille. « Choisis ton dialogue, ton meilleur mot ou ton meilleur silence,
même dans le silence et avec le silence, nous dialoguons »
Carlos Drumond de Andrade
« Il n’est pas possible de cesser de communiquer » est le premier axiome d’un livre de Paul Watzlawick appelé « Pragmatics of Human Communications ». Dans ce livre, l’auteur relativise le rôle de l’intentionnalité (entendu comme tout échange de communication au niveau conscient, volontaire et délibéré) comme composante essentielle de la communication, proposant au contraire, que tout comportement en présence d’une autre personne est communication.
Watzlawick, comme d’autres scientifiques importants de l’école cybernétique, a étudié de façon exhaustive la fonction du silence dans la structure de la communication humaine. Tant lui que Gregory Bateson et Ray Birdwhistell soutiennent que, en réalité, il n’y a pas de sens de parler de communication verbale ou non verbale. Ils définissent la communication comme une trame complexe qui intègre différents langages, c’est-à-dire un système d’éléments qui implique la gestuelle, le regard, les phonèmes, l’expression kinésique et le silence interagissant dans un contexte. Nous pouvons inférer donc que la communication est un phénomène de haute plasticité, avec un fort échange de rôles concernant les différentes composantes des protagonistes dont la relation réciproque n’est pas fixée d’avance mais répond à chaque expérience en particulier.
Parmi les différents éléments cités, le silence a probablement le plus grand potentiel d’accès à l’intimité et est, de tous, le moins pollué par les pathologies culturelles.
Par le silence, le registre de nous-mêmes et des autres est plus fidèle, plus rapide et plus sûr que par d’autres langages.
Il y a en lui une puissance assertive qui ouvre le chemin vers sa propre fibre, découvrant des strates de l’être qui étaient réservées aux sons et aux messages provenant de l’extérieur ou même de nous-mêmes – entendant sa propre pensée comme une sorte de son ou de discours intérieur -.
Le silence entre dans notre intimité avec une plus grande facilité que les mots ou les idées, transcendant l’ego et établissant un contact direct et immédiat avec ce qui est primordial en nous.
Vu comme un chemin d’accès à des régions profondes de notre identité, le silence est une présence subtile qui favorise l’émergence d’un monde sensible ; dialogue avec la pureté et acquiert en elle la capacité de dissuader tant les expressions du monde comme les satisfactions puériles qui caractérisent le langage dissocié. C’est pour cela que le silence vivenciel comporte un certain renoncement, c’est-à-dire une humilité qui élude efficacement les affectations « civilisées » ;
J’aimerais fortement souligner l’importance de cette émergence sensible comme source de communication authentique, puisque le registre authentique et vrai de notre propre état émotionnel et de notre interlocuteur est d’une importance vitale pour l’existence d’un vrai feedback dans la communication. L’unique possibilité d’atteindre un échange d’information sincère et réciproquement enrichissant, sans répéter des stéréotypes de communication « correcte » réside probablement dans cette expérience.
Poétique du silence
« Défaites ce vers.
Enlevez-lui les falbalas de la rime,
la métrée, la cadence et jusqu’à l’idée elle-même.
Eventez les mots,
et s’il reste quelque chose encore,
ceci sera de la poésie. »
León Felipe
Dans un texte merveilleux intitulé « Le langage verbal, une aventure désespérée vers l’intimité » Rolando Toro dénonce les mécanismes dissociés inhérents à la communication par les mots : « Nous pourrions formuler l’hypothèse que notre langage est une extension de nous-mêmes et que nos mots sont la sémantique de l’être. Cependant il n’en est pas ainsi, parce que l’homme est capable de dissocier la vivencia de l’expression c’est-à-dire qu’il peut construira de faux langages. Si mes mots sont une expression de moi-même, une extension de moi, semblable aux extensions de mon corps, une sécrétion absolument réelle, alors mes mots devraient avoir le sens total de ce que je suis en tant qu’homme. Mais ce n’est pas ainsi, étant donné que dans sa trajectoire vers la formulation, le langage raréfie ses liens avec l’origine et incorpore des éléments de la culture acquise par la mémoire. Ces éléments frelatent la pureté ou la véracité de ce que nous nous proposons de dire ».
Les difficultés inhérentes à la communication par le langage verbal et le mot écrit ont inquiété depuis toujours les chercheurs de la vérité et parmi eux les littérateurs et les poètes.
La surdose de verbe ; la dispersion du sens reliant du mot créé par la profusion de rhétorique ; l’abîme de solitude et l’incapacité de communication profonde masqués dans la jovialité creuse d’un dialogue stérile, ont souvent été dénoncé par les artistes des mots.
A la fin de sa vie, Goethe a écrit : « Nous parlons trop. Nous devrions parler moins et dessiner plus. Personnellement, il me plairait de renoncer complètement au mot et, de la même façon que la nature organique, de communiquer quand cela sera nécessaire par les dessins. Ce figuier, ce vers de terre, ce cocon sur le rebord de la fenêtre attendant sereinement son futur, sont des signatures transcendantales. Une personne capable de bien déchiffrer sa signification pourra se dispenser totalement de mots écrits ou parlés. Plus je pense à cela, plus je me convaincs qu’il y a quelque chose d’inutile, de médiocre et d’assez –je sens la tentation de le dire – affecté dans les mots. Par contre, comme la gravité et le silence de la nature impressionnent quand on est en tête à tête avec elle, sans rien qui nous distrait, devant des hauteurs dénudées ou la désolation de vieilles montagnes. »
Il semble intéressant de voir comment la résonance vivencielle profonde récupérée par Goethe à la fin de son récit fait apparaître une dimension tue et suggérée qui rachète ses propres mots de dégoût qu’il a lui-même dénoncés. C’est probablement ce lien vivenciel originaire qui déclenche en nous l’éveil poétique. Par cette complicité sensible qui s’enflamme quand nous entrons en contact profond avec le vivant, nous commençons à découvrir le subtil, le fugace et l’imperceptible, l’instant fécond où le rationnellement qualifié d’impossible peut arriver. Par cette expérience transformatrice, le mot est peu à peu libéré de l’affectation dénoncée par Goethe et est poussé à créer un langage évocateur de ce moment crucial où la réalité s’incarne en vers, en mot originaire et par conséquent d’une véracité inéluctable.
Pour Rolando Toro, « Dans le langage poétique, nous établissons la trame d’un mystère fabuleux : l’intimité ». Dans un accord sensible, Walt Whitman nous introduit de façon quasi confessionnelle à ces dialogues subtils :
L’humidité de la nuit
Entre plus profondément dans mon âme
Que tous les mots.
L’éloquence prodigieuse de la nature, s’écoulant dans un silence peuplé que de voix minuscules, a toujours fortement impressionné les artistes du mot vivant. Avec une récurrence notable, les poètes s’abreuvent de ce vaste répertoire de certitudes.
Ils arrivent à deviner dans la vitalité des silences naturels une véracité inébranlable. Et ils découvrent, par simple filiation biologique, que ce potentiel de vérité triomphant, cet antidote contre les maux des mots germe aussi en eux. Chez Whitman, cette certitude prend une force quasi morale :
La preuve de qui je suis
Je la porte sur mon visage
Et avec le silence de mes lèvres
Anéanti le sceptique
La tendre intimité vers laquelle le silence pointe ses sons, éveillant ses gentils habitants, est révélée récemment dans ces vers du fis de Manhattan :
Laisse les mots,
La musique et le rythme ;
Cesse tes discours.
Allonge-toi avec moi dans l’herbe.
Je n’aime que le roucoulement
Le susurrement
et les suggestions de la voix.
L’omniprésence du silence et sa secrète complicité avec les oreilles attentives, est narrée dans ce poème de Mario Quintana, qui en même temps lui oppose la banalité et l’hémorragie de mots qui cherchent, habituellement et vulgairement, à conjurer l’agitation que produit sa profonde richesse :
Il y a un grand silence qui est toujours à l’écoute…
Et les personnes se mettent à dire quelque chose de façon inquiétante,
Quelque chose, concernant ce qui sera,
Du doute quotidien sur si aujourd’hui il pleut ou ne pleut pas
Jusqu’à ton doute métaphysique, Hamlet !
Et par tout et toujours, alors que les personnes parlent, parlent et parlent
Le silence écoute…
Et se tait.
Chez le poète Amado Nervo, le silence prend un caractère rituel, servant la cérémonie éternelle de la rencontre, oint dans les couleurs chaudes du crépuscule :
Silencieusement je regarderai tes yeux,
Silencieusement je prendrai tes mains,
Silencieusement,
Quand le soleil couchant nous baigne
Dans ses feux rouges souverains,
Je poserai mes lèvres sur ton front limpide,
Et nous nous embrasserons comme deux frères
Pour Saint Jean de la Croix et d’autres mystiques chrétiens, la quiétude et le silence ont été compris comme une seule entité : l’un ne peut se concevoir sans la présence de l’autre. Pour eux, la quiétude et le silence agissent comme un système et ont un pouvoir apaisant qui allège les maladies de l’ego – l’anxiété par exemple – en stimulant le lien transcendant. Entendue comme non action, la quiétude est, de plus, un recours fréquemment utilisé pour amplifier le champ perceptif, retenant le cours « logique » des évènements.
Le Don Juan de Castaneda appelait cet exercice « arrêter le monde ». Thomas Merton, poète, moine trappiste et visionnaire, récupère la filiation ontologique de la quiétude et du silence, et les propose comme des clés pour accéder au mystère de l’existence :
Reste tranquille
Ecoute les pierres du mur
Soi silencieux, essaye de dire ton nom
Ecoute les murs vivants.
Qui es-tu ?
Qui es-tu ?
De quel silence es-tu ?
Fidèle à sa nature en tant que matière poétique par excellence, le silence n’est pas toujours invoqué par son nom. On fait souvent allusion à son terrible pouvoir apaisant, en accord naturel avec son essence ineffable. Ezra Pound, dans son poème « Francesca », le désire, le suggère, le convoite. Le désire comme une aigue-marine qui dissout ses pensées confuses Le suggère dans la danse, incarnée dans la chorégraphie capricieuse de la semence. Le convoite comme un cadre pour la retrouvaille. Francesca, aimée dans le silence, se libère de la vulgarité :
Tu sortis de la nuit et vins ici,
Il y avait des fleurs dans tes mains ;
Maintenant, tu sors des gestes des humains,
Du flot tumultueux des mots.
Moi qui t’ai vue parmi les choses essentielles,
Je m’irritais quand ils disaient ton nom
En des lieux ordinaires.
J’aimerais que les fraîches vagues envahissent mon esprit,
Que le monde sèche comme une feuille morte
Ou comme la graine du pissenlit, et soit balayé,
Pour que je puisse te trouver, comme avant,
Seule.
Les difficultés pour trouver un allègement aux maux de l’humanité par le langage verbal – représenté symboliquement dans le mythe de la Tour de Babel – est un thème récurrent dans la poésie de tous les temps. De grands poètes latino-américains, Pablo Neruda et Oliverio Girondo, furent des amis intimes du silence et invoquèrent toujours son image comme antidote et instrument pour conjurer les problèmes de manque de communication.
Dans ce fragment de poème « Ce que nous attendons », Girando prophétise la glorieuse retrouvaille de l’homme avec ses vérités les plus primordiales et recourt au silence pour réaffirmer la certitude de cette filiation :
Et alors… Ah ! ce jour
Nous ouvrirons les bras
sans craindre que l’instinct nous morde les ergots,
ni se méfier de tout, jusqu’à notre ombre ;
et nous serons capables de nous approcher du pâturage,
de la nuit, des fleuves,
sans honte, avec mansuétude
avec les pupilles claires,
avec les mains tranquilles ;
et nous utiliserons des mots substantiels, authentiques ;
non comme ces vocables hérissés d’aversion
que bavent les hyènes en nous poussant à la haine,
ni ceux qui s’asphyxient en strophes sirupeuses
et le blanc battu d’un œuf pourri ;
mais des mots simples, de ruisseau, de racines,
qui au lieu de nous séparer nous rapprochent un peu ;
ou mieux encore, nous garderons le silence
pour prendre le pouls de tout ce qui existe
et vivre le miracle de ce qui nous entoure,
alors que quelqu’un nous dit, avec une voix de chêne,
ce que depuis des siècles nous attendons en vain.
Dans le poème « Se taire », l’immense Pablo Neruda fait appel au silence comme un dynamiseur de transformation évolutionnaire ; l’anti-chambre d’une aube qui libère l’homme de ses misères puériles :
Maintenant, comptons jusqu’à douze
et restons tous immobiles.
Pour une fois sur la terre,
ne parlons aucune langue,
arrêtons-nous pour une seconde,
et ne gesticulons plus sans arrêt.
Ce serait un instant exceptionnel,
Tranquille, sans machine
Nous serions tous ensemble
Dans une inquiétude instantanée.
Les pêcheurs de la mer froide
Ne feraient pas de mal aux baleines
Et le travailleur du sel
Regarderait ses mains abîmées
Ceux qui préparent des guerres sur le papier,
Guerres de gaz, guerres de feu,
Victoires sans survivants,
Se mettraient des habits propres
Et iraient avec leurs frères
A l’ombre, sans rien faire
Que ce que je désire ne se confonde pas
Avec l’inaction définitive :
La vie n’est que ce qui se fait,
Je ne veux rien avec la mort
Si nous n’avons pas pu êtres unanimes
En bougeant tant nos vies
Parfois ne rien faire une fois,
Parfois un grand silence peut
Interrompre cette tristesse,
Que nous n’entendons jamais
Et qui nous menace de mort.
Les poètes, visionnaires implacables, trouvent dans le silence le siège de la vérité primordiale, la réserve morale et l’éthique pour la renaissance du langage.
A la façon du silence
« Laisse-moi te parler aussi avec ton silence clair comme une lampe, simple comme un anneau »
Pablo Neruda
Nous vivons, en tant qu’humanité, une crise intense qui corrode quotidiennement les racines de notre être dans le monde. Le démantèlement brutal des valeurs vitales, éthiques et esthétiques régnantes nous sont imposées quotidiennement comme une réalité crue et difficile à digérer.
Le pragmatisme accentué prédominant provoque une rupture perverse dans le flux naturel des vibrations, idées, sensations et vivencias qui constituent notre dignité humaine ; cette source de notre façon naturelle de voir le monde et la matière primordiale de n’importe quelle œuvre ou attitude vitale et artistique.
Dans une société si fragmentée dans son intégrité ; accélérée frénétiquement par les lignes blanches où circulent habituellement des rêves malheureux, et avec un déplacement pathologique des contenus au contenant, la récupération du silence s’impose à nous comme une nécessité d’ordre poétique. Elle implique de restaurer en nous cette faculté intérieure de perception de la vie, actuellement appauvrie. Les difficultés inhérentes à la communication par n’importe quel langage expressif (nous appelons communication cette résonance émouvante qui secoue notre intimité et non l’hystérie aliénante divulguée par les mass média) trouvent dans la voie du silence un vaste répertoire de certitudes qui facilitent l’expression authentique. A la différence de la massification et de l’homogénéité que produisent les affectations techniques et technologiques qui nient une bonne partie du panorama tant artistique qu’existentiel qui nous entoure, le silence est un passage vers l’indifférencié qui enrichit notre diversité et illumine notre identité par la lumière de l’innocence.
Dans les stridences souvent aberrantes de notre monde sonore, le silence et l’exquise trame qui l’accompagne, nous font un clin d’œil de leur air paradoxal. Pour ceux qui affinent sa fréquence, il est une matrice féconde, capable de clôturer l’aliénation dissonante et les messages caduques, rénovant notre potentiel expressif avec sa sonorité diaphane. Etre accoucheurs de silence est notre tâche. Mettre au monde cette renaissance.